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dimanche 1 février 2015

Richard Shusterman - Chemin de l’art, transfiguration du pragmatisme au zen

Suite à la publication d'une vidéo d'une décapitation impliquant un jeune homme de Bosc-Roger-en-Roumois un habitant de cette ville s'exprime ainsi: "Les recruteurs de l’Etat islamique sont vraiment forts, s’emporte un voisin, excédé par le bal des caméras. Pour faire vriller un jeune comme Maxime, certes un peu dans la lune, ils doivent tenir un discours très persuasif. Bosc-Roger, ce n’est pas New York, mais il y a quand même des choses à faire. On a plein de clubs de sport, des lignes de bus pour aller à Rouen, des commerces assez diversifiés." Je ne suis pas certain que les clubs de sport et les commerces assez diversifiés soient des arguments de taille pour lutter contre la vision dualiste du monde proposée par les recruteurs de l'EI., d'un côté la société capitaliste nihiliste c'est à dire consumériste avec ses salles de sport et ses commerces et de l'autre un salut spirituel éternel mais quelque peu incertain. Il s'agit d'un choix qui n'est pas très éloigné du pari Pascalien. Alors quoi? On ne va quand même pas se faire l'avocat du divertissement permanent mais à durée plus ou moins déterminé d'une vie. C'est quoi la troisième alternative? L'Art? Sauf que l'on risque de retrouver la même alternative à l'intérieur du monde de l'art... D'un côté le "marché de l'art" consumériste et divertissant de l'autre un Art transcendant et mystérieux et donc incertain. Shusterman propose une quatrième alternative qui consiste à transfigurer sa vie en une vie artistique.

Le livre est composé de deux textes : le premier L'art comme religion et le deuxième l'esthétique comme philosophie de l'art et de la vie.

Je commencerais par le deuxième texte. Shusterman est conscient que sa thèse de l'Art comme valeur centrale pour la vie va à l'encontre de la manière dont nous concevons l'art dans nos sociétés. L'art n'est qu'une sphère parmi d'autres et certainement pas la plus importante. L'idée de Shusterman n'est évidemment pas de vouloir que le budget du ministère de la culture (0,7 milliards d'euros en 2015 en France) soit équivalent à celui de la défense (29 milliards d'euros) mais de militer pour changer notre propre regard sur le monde. "Avec l'attitude appropriée, une personne peut alors rendre sa vie ordinaire artistique en considérant ses expériences et ses activités de vie dans le cadre d'un projet de culture et de création de soi"... Nul besoin de partir en Syrie, il suffit de livrer vos pizzas avec art (ou de pratiquer la pétanque avec style) et les 72 vierges vous tomberont directement dans les bras dans la vraie vie. Il ne reste plus qu'à espérer qu'elles soient jolies. Je caricature un peu mais je trouve l'idée de l''intensification de la conscience transfigurante plus séduisante que d'aller se faire exploser en Syrie. En même temps, ce n'est pas forcément plus facile. "Elle requiert une discipline de perception, une qualité particulière de conscience attentive qui peut ouvrir un vaste domaine de beauté extraordinaire dans les objets et les événements ordinaires de l'expérience quotidienne qui sont transfigurés par cette attention soutenue". Cela implique donc une boko, euh pardon, une éducation adéquate, un entrainement intensif ainsi qu'une vigilance constante (comme dirait Maugrey Fol Œil ou Upasika Kee Nanayon)

Et on fait comment pour développer cette attention particulière, cette transfiguration? Il faut revenir sur le premier texte : L'art comme religion.

Shusterman emprunte l'idée de transfiguration à Arthur Danto qui lui-même l'emprunte au christianisme et donc à la religion ce qui gêne Shusterman en tant qu'étudiant laïc militant anticlerical "dans une société israélienne dont la majorité non religieuse souffrait encore des contraintes religieuses." Cependant à la surprise de Shusterman, Danto n'est pas un chrétien italien comme il se l'était imaginé mais plutôt "un juif non pratiquant de Détroit" profondément laïc. Cependant, l'idée même de transfiguration, telle qu'elle apparait chez Danto réfère moins au judéo-christianisme qu'au bouddhisme Zen à travers notamment l'enseignement de T. Z. Suzuki que Danto a suivi. "Danto avoue que le zen lui a fourni la vision clé pour sa compréhension des boîtes Brillo de Warhol, à savoir "qu'il n'y avait pas besoin de différence apparente entre l'art et la vie" Shusterman en conclut "le concept zen de l'art comme transfiguration désigne la possibilité d'imprégner des objets et des événements ordinaires d'un sens et d'une valeur plus intenses au moyen d'une attention, d'un souci et d'une intériorisation plus élevés." L'enjeu du texte de Shusterman est de montrer que la transfiguration ne renvoi pas à un monde surnaturel mais à quelque chose que l'on peut expérimenter dans le monde. L'exemple qu'il donne de son expérience propre de transfiguration est remarquable et passionnante à lire mais difficile à résumer :"Il implique un grand baril de fer rouillé dont la surprenante et extraordinaire beauté s'est soudain révélée à moi après un effort de contemplation soutenu au cours de ma propre initiation au zen". Le livre comprend également une postface d'Arthur Danto dans laquelle il dit son admiration pour le récit de cette expérience de contemplation alors qu'il n'a jamais osé lui même pratiquer la méditation. Or c'est précisément là le problème que Shusterman souligne avec humour: "L'idée de zen selon Danto -idée inspirée par Suzuki pour qui il ne renferme "aucun texte sacré et aucune pratique particulière" ni même de "clergé" aurait frappé le maître comme un risible embellissement commercial du zen servi aux américains qui aiment le confort, veulent que les choses soient faciles, légères, aseptisées...". S'il est difficile de dissocier le zen de zazen (la méditation), je pense que, contrairement à Shusterman, il est difficile de considérer la méditation seulement comme une technique censée intensifier notre expérience même si cela en fait partie et constitue néanmoins un pas dans la bonne direction.

Le texte s'inscrit dans un questionnement plus général sur la place et le rôle de l'art et de la religion dans nos sociétés. Si, à l'échelle de l'Histoire de la planète, il y a une sortie de la religion inéluctable, les violences religieuses n'étant que les derniers soubresauts avant l'accalmie, la question est de savoir si l'art est susceptible d'emplir le vide laissé par les religions et les grandes idéologies défuntes.  Je ne pense pas que l'art puisse être la finalité ultime de l'existence contrairement à l'éthique ou à l'altruisme. Si l'art favorise l'empathie entre les êtres des différentes cultures dont certaines sont encore fortement marquées par la religion et s'il nous est permis d'être des pluralistes syncrétistes c'est à dire d'enrichir nos vécus en empruntant éventuellement aux différentes religions ce qu'elles ont de meilleur, dans un esprit attaché à la laïcité, alors peut-être nous est-il permis d'espérer que l'avenir ne soit pas forcément pire que le passé.

 J'ai des amis qui ont fait leur service militaire dans les paras, et leurs récits remplis de faits d'arme peuvent sembler plus exaltant que ma propre expérience d'objecteur de conscience dans un Fond Régional d'Art Contemporain. Certes je n'ai ni sauté en parachute ni rampé dans la boue froide et humide surtout en hiver mais j'y ai découvert des artistes comme Andreas Gursky et Stéphane Couturier qui m'ont donné envie de faire le métier que je fais. La musique de John Zorn et les concerts comme ceux de Sylvie Courvoisier & Mark Feldman me consolent de ne pas habiter New York. Maintenant entre faire de ma vie une œuvre d'art et les quatre vœux incommensurables des Bodhisattvas mon cœur balance. Pour rappel les quatre vœux sont les suivants:
1- Aussi nombreux que soient les êtres sensibles, je fais le vœu de les libérer tous.
2- Aussi nombreuses que soient les illusions, je fais le vœu de les vaincre toutes.
3- Aussi nombreux que soient les Dharmas,je fais le vœu de les acquérir tous.
4- Aussi parfaite que soit la voie du Bouddha,je fais le vœu de la réaliser.
Qui dit mieux? Étant entendu qu’aucune religion, pas même l'athéisme ou l'agnosticisme (comme alternative aux religions) n'a le monopole du cœur, ni celui de l'intelligence.
En même temps, les vœux incommensurables des Bodhisattvas ne sont pas incompatibles avec celui d'être artiste à chaque moment de sa vie.
 
Philosophie contemporaine, éthique et pragmatisme, zen, Al Dante + Aka éditions, Paris, 2013.

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