Suite à la publication d'une vidéo d'une décapitation impliquant un jeune homme de Bosc-Roger-en-Roumois un habitant de cette ville s'exprime ainsi: "Les recruteurs de l’Etat islamique sont vraiment forts, s’emporte un voisin, excédé par le bal des caméras. Pour faire vriller un jeune comme Maxime, certes un peu dans la lune, ils doivent tenir un discours très persuasif. Bosc-Roger, ce
n’est pas New York, mais il y a quand même des choses à faire. On a
plein de clubs de sport, des lignes de bus pour aller à Rouen, des
commerces assez diversifiés." Je ne suis pas certain que les clubs de sport et les commerces assez diversifiés soient des arguments de taille pour lutter contre la vision dualiste du monde proposée par les recruteurs de l'EI., d'un côté la société capitaliste nihiliste c'est à dire consumériste avec ses salles de sport et ses commerces et de l'autre un salut spirituel éternel mais quelque peu incertain. Il s'agit d'un choix qui n'est pas très éloigné du pari Pascalien. Alors quoi? On ne va quand même pas se faire l'avocat du divertissement permanent mais à durée plus ou moins déterminé d'une vie. C'est quoi la troisième alternative? L'Art? Sauf que l'on risque de retrouver la même alternative à l'intérieur du monde de l'art... D'un côté le "marché de l'art" consumériste et divertissant de l'autre un Art transcendant et mystérieux et donc incertain. Shusterman propose une quatrième alternative qui consiste à transfigurer sa vie en une vie artistique.
Le livre est composé de deux textes : le premier L'art comme religion et le deuxième l'esthétique comme philosophie de l'art et de la vie.
Je commencerais par le deuxième texte. Shusterman est conscient que sa thèse de l'Art comme valeur centrale pour la vie va à l'encontre de la manière dont nous concevons l'art dans nos sociétés. L'art n'est qu'une sphère parmi d'autres et certainement pas la plus importante. L'idée de Shusterman n'est évidemment pas de vouloir que le budget du ministère de la culture (0,7 milliards d'euros en 2015 en France) soit équivalent à celui de la défense (29 milliards d'euros) mais de militer pour changer notre propre regard sur le monde. "Avec l'attitude appropriée, une personne peut alors rendre sa vie ordinaire artistique en considérant ses expériences et ses activités de vie dans le cadre d'un projet de culture et de création de soi"... Nul besoin de partir en Syrie, il suffit de livrer vos pizzas avec art (ou de pratiquer la pétanque avec style) et les 72 vierges vous tomberont directement dans les bras dans la vraie vie. Il ne reste plus qu'à espérer qu'elles soient jolies. Je caricature un peu mais je trouve l'idée de l''intensification de la conscience transfigurante plus séduisante que d'aller se faire exploser en Syrie. En même temps, ce n'est pas forcément plus facile. "Elle requiert une discipline de perception, une qualité particulière de conscience attentive qui peut ouvrir un vaste domaine de beauté extraordinaire dans les objets et les événements ordinaires de l'expérience quotidienne qui sont transfigurés par cette attention soutenue". Cela implique donc une boko, euh pardon, une éducation adéquate, un entrainement intensif ainsi qu'une vigilance constante (comme dirait Maugrey Fol Œil ou Upasika Kee Nanayon)
Et on fait comment pour développer cette attention particulière, cette transfiguration? Il faut revenir sur le premier texte : L'art comme religion.
Shusterman emprunte l'idée de transfiguration à Arthur Danto qui lui-même l'emprunte au christianisme et donc à la religion ce qui gêne Shusterman en tant qu'étudiant laïc militant anticlerical "dans une société israélienne dont la majorité non religieuse souffrait encore des contraintes religieuses." Cependant à la surprise de Shusterman, Danto n'est pas un chrétien italien comme il se l'était imaginé mais plutôt "un juif non pratiquant de Détroit" profondément laïc. Cependant, l'idée même de transfiguration, telle qu'elle apparait chez Danto réfère moins au judéo-christianisme qu'au bouddhisme Zen à travers notamment l'enseignement de T. Z. Suzuki que Danto a suivi. "Danto avoue que le zen lui a fourni la vision clé pour sa compréhension des boîtes Brillo de Warhol, à savoir "qu'il n'y avait pas besoin de différence apparente entre l'art et la vie" Shusterman en conclut "le concept zen de l'art comme transfiguration désigne la possibilité d'imprégner des objets et des événements ordinaires d'un sens et d'une valeur plus intenses au moyen d'une attention, d'un souci et d'une intériorisation plus élevés." L'enjeu du texte de Shusterman est de montrer que la transfiguration ne renvoi pas à un monde surnaturel mais à quelque chose que l'on peut expérimenter dans le monde. L'exemple qu'il donne de son expérience propre de transfiguration est remarquable et passionnante à lire mais difficile à résumer :"Il implique un grand baril de fer rouillé dont la surprenante et extraordinaire beauté s'est soudain révélée à moi après un effort de contemplation soutenu au cours de ma propre initiation au zen". Le livre comprend également une postface d'Arthur Danto dans laquelle il dit son admiration pour le récit de cette expérience de contemplation alors qu'il n'a jamais osé lui même pratiquer la méditation. Or c'est précisément là le problème que Shusterman souligne avec humour: "L'idée de zen selon Danto -idée inspirée par Suzuki pour qui il ne renferme "aucun texte sacré et aucune pratique particulière" ni même de "clergé" aurait frappé le maître comme un risible embellissement commercial du zen servi aux américains qui aiment le confort, veulent que les choses soient faciles, légères, aseptisées...". S'il est difficile de dissocier le zen de zazen (la méditation), je pense que, contrairement à Shusterman, il est difficile de considérer la méditation seulement comme une technique censée intensifier notre expérience même si cela en fait partie et constitue néanmoins un pas dans la bonne direction.
Le texte s'inscrit dans un questionnement plus général sur la place et le rôle de l'art et de la religion dans nos sociétés. Si, à l'échelle de l'Histoire de la planète, il y a une sortie de la religion inéluctable, les violences religieuses n'étant que les derniers soubresauts avant l'accalmie, la question est de savoir si l'art est susceptible d'emplir le vide laissé par les religions et les grandes idéologies défuntes. Je ne pense pas que l'art puisse être la finalité ultime de l'existence contrairement à l'éthique ou à l'altruisme. Si l'art favorise l'empathie entre les êtres des différentes cultures dont certaines sont encore fortement marquées par la religion et s'il nous est permis d'être des pluralistes syncrétistes c'est à dire d'enrichir nos vécus en empruntant éventuellement aux différentes religions ce qu'elles ont de meilleur, dans un esprit attaché à la laïcité, alors peut-être nous est-il permis d'espérer que l'avenir ne soit pas forcément pire que le passé.
J'ai des amis qui ont fait leur service militaire dans les paras, et leurs récits remplis de faits d'arme peuvent sembler plus exaltant que ma propre expérience d'objecteur de conscience dans un Fond Régional d'Art Contemporain. Certes je n'ai ni sauté en parachute ni rampé dans la boue froide et humide surtout en hiver mais j'y ai découvert des artistes comme Andreas Gursky et Stéphane Couturier qui m'ont donné envie de faire le métier que je fais. La musique de John Zorn et les concerts comme ceux de Sylvie Courvoisier & Mark Feldman me consolent de ne pas habiter New York. Maintenant entre faire de ma vie une œuvre d'art et les quatre vœux incommensurables des Bodhisattvas mon cœur balance. Pour rappel les quatre vœux sont les suivants:
1- Aussi nombreux que soient les êtres sensibles, je fais le vœu de les libérer tous.
2- Aussi nombreuses que soient les illusions, je fais le vœu de les vaincre toutes.
3- Aussi nombreux que soient les Dharmas,je fais le vœu de les acquérir tous.
4- Aussi parfaite que soit la voie du Bouddha,je fais le vœu de la réaliser.
Qui dit mieux? Étant entendu qu’aucune religion, pas même l'athéisme ou l'agnosticisme (comme alternative aux religions) n'a le monopole du cœur, ni celui de l'intelligence.
En même temps, les vœux incommensurables des Bodhisattvas ne sont pas incompatibles avec celui d'être artiste à chaque moment de sa vie.
Philosophie contemporaine, éthique et pragmatisme, zen, Al Dante + Aka éditions, Paris, 2013.
Lundi : Jazz
Mardi : Electro, IDM, Ambient,
Mercredi : Musique du monde et d'ailleurs.
Jeudi : Musiques expérimentales, Power electro, Harsh noise, drone, doom, dark ambient. country, death-industrial
Vendredi : Pop music
Samedi : Proto-punk, Punk, Post-punk
Dimanche : Musique classique, néo-classique et contemporaine.
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dimanche 1 février 2015
mercredi 28 janvier 2015
samedi 6 décembre 2014
Richard Shusterman - Conscience du corps - Pour une soma-esthétique
Si je trouve ridicule l'idée que j’essaierai de faire croire par ce blog que je suis capable de digérer 1500 disques par an et que j'imagine que c'est susceptible d'intéresser d'autres personnes que moi c'est surtout parce que c'est extrêmement facile d'écouter et de digérer des disques quand on en a le temps et l'habitude. Quand à la question de savoir si ça intéresse d'autres personnes, ce n'est pas mon problème. Je n'ai rien à vendre. Je reconnais néanmoins qu'écrire des chroniques de disques intéressantes et pertinentes est loin d'être facile dans la mesure où le contenu même des disques n'est pas verbal. La danse me semble une réponse bien plus appropriée qu'une chronique verbeuse et pleine de pathos grandiloquent. Je ne parlerais pas du bashing (lynchage médiatique) courant sur certains sites qui se veulent "critiques" sans en avoir le talent car ça ne ne serait pas très bienveillant. Dans la mesure où pour ma part la compréhension prime sur l'évaluation critique, la question du talent critique ne se pose pas me concernant. Plutôt que de chercher à faire croire que je peux digérer 1500 disques par an je préférerais faire croire que je suis capable de digérer 1500 livres de philosophie par an, ce qui, de mon point de vue, serait nettement plus glorieux. Je prends un peu d'avance sur l'année prochaine en commençant par celui-ci. Je considèrerais donc qu'il ne me reste plus que 1499 posts comme celui-ci à écrire avant 2016. Ce blog ne s'intéressera donc plus qu'à la philosophie. Bon je sais, je vous ai déjà fait le coup ici.
Si j'ai choisi ce livre c'est précisément parce que ce qui m'intéresse dans la tenue de ce blog c'est la dimension soma-esthétique de la musique. Soma désigne le corps en tant que corps sentant et agissant ce que l'on comprend très bien dans l'expression "somatiser". L'idée maitresse de Richard Shusterman c'est d'essayer de penser et de pratiquer une somatisation positive. Avoir une meilleure conscience de notre corps devrait nous aider à mieux vivre : "augmenter nos connaissances, améliorer notre agir et intensifier nos plaisirs."Pourquoi esthétique? simplement parce le moyen d'action pour vivre mieux passe par une attention accrue à notre sensibilité c'est à dire aux cinq sens. Pourquoi et comment ? c'est tout l'enjeu du texte qui passe par une discussion avec six auteurs qui se sont intéressés à la question du corps en tant que corps pensant : Michel Foucault, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Wittgenstein, William James et John Dewey.
Je ne vais pas faire un compte rendu détaillé ni une dissertation seulement dégager les idées que je retiens pour moi même.
Soma-esthétique et souci de soi
Je retiens du premier chapitre sur Foucault qu'il peut être intéressant d'étudier "comment le corps est modelé par le pouvoir et employé comme un instrument servant à le maintenir, ou comment les normes culturelles touchant à la santé, à la beauté, aux compétences et même à nos catégories de sexe et de genre sont construites de façon à refléter et à maintenir les forces sociales existantes". Pour Shusterman, il peut être encore plus intéressant d'agir en proposant de nouvelles normes et des méthodes d'amélioration somatique dans une logique critique et comparative. Il n'est pas question de rejeter le body-building au profit de l'Hatha Yoga sans en passer par une critique des mérites comparés. On trouvera également une critique qui ne manque pas de piquant par Shusterman du sadomasochisme défendu par Foucault dans cette même logique comparative au profit d'érotiques "tout aussi créatives" avec "des méthodes plus douces" pour des plaisirs aussi intenses. "La musique que l'on goûte avec le plus d'intensité n'est pas celle que l'on écoute au plus fort volume sonore. Un doux frôlement peut produire un plaisir plus puissant qu'une caresse brutale." N'ayant jamais testé les caresses brutales, je ne saurais dire si Shusterman à raison... Il ne prétend pas avoir testé lui-même mais il trouve chez Foucault de quoi affirmer qu'une hyperstimulation des sens répétée conduit inévitablement à l'anhédonie. En ce qui concerne la musique j'en tendance à penser que pour éviter l'anhédonie il peut être judicieux de varier les plaisirs aussi dans leur intensité. Mais je retiens l'idée qu'il vaut mieux augmenter sa sensibilité que la stimulation.
Silence du corps
Je ne retiens pas grand chose du chapitre sur Merleau-Ponty si ce n'est une attention particulière au caractère muet de la pensée propre au corps. J'ai souvent l'impression que pendant Zazen c'est l'attention muette et permanente portée au corps, à la respiration mais aussi à la posture qui permet de calmer les pensées et d'y voir plus clair ensuite sans que cela passe ni par un flux de pensées ni par un discours. Le propos de Shusterman est ici au contraire de dire qu'il est possible d'étendre nos pouvoirs corporels au moyen de la réflexion et du contrôle conscient explicite. Je dois ajouter ici que Shusterman est également un praticien de la méthode Feldenkrais et que tout son travail en tant que praticien consiste à corriger des mauvaises postures implicites acquises par de mauvaises habitudes. Il lui faut expliquer patiemment et verbalement à son patient ce qui ne va pas tout en le manipulant. Dans un temple Zen, lorsque quelqu'un n'a pas la bonne posture ou ne fait pas ce qu'il faut dans les rituels par exemple, ceux qui savent montrent aux autres en silence. La verbalisation explicite n'est pas, à mon avis, toujours indispensable.
Genre et vieillissement chez Simone de Beauvoir
Je me sens assez peu concerné par les questions portant sur le genre même si c'est effectivement un sujet intéressant dans nos sociétés. Étant désormais trop vieux pour mourir jeune, je me sens davantage concerné par la question du vieillissement. Même si cela peut sembler d'une affligeante banalité je retiens l'idée qu'il existe un grand nombre de moyens pour ralentir les effets néfastes du vieillissement et qu'il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour s'en préoccuper. Toute la difficulté c'est d'articuler action collective et action individuelle, attention portée à l'instant présent et au potentiel long-terme d'une existence. Il me suffit de comparer l'absence de joie sur les visages des personnes âgées dans les maisons de retraite de luxe avec l'épanouissement lumineux de celles qui résident dans le centre-intergénérationnel au confort spartiate dans lequel j'ai passé une semaine cet été et où j'espère bien finir mes jours... Être un homme ou une femme et mal vieillir serait loin d'être une fatalité.
Le soma-esthétique de Wittgenstein
Le chapitre sur Wittgenstein rejoint mes préoccupations sur le caractère indicible de l'expérience esthétique. "La musique tire son indicible profondeur de signification, son grand et mystérieux pouvoir du rôle silencieux du corps, sol créatif et arrière plan intensifiant". Shusterman pense alors le corps sur le modèle de l'instrument de musique "cet instrument des instruments" que nous devrions apprendre à connaitre et à utiliser. Il tire, à partir des réflexions de Wittgenstein sur l'antisémitisme, des conséquences sur le plan éthique. L'antisémitisme et l'homophobie serait la résultante de sentiments corporels viscéraux lié à un mauvais apprentissage du corps. Cet apprentissage du corps serait lui même lié à l'Histoire notamment celui des religions qui sont dans une logique de pureté du corps. Contre cette logique de pureté viscérale, Shusterman propose de prendre somatiquement conscience que notre constitution corporelle "est un mélange impur"
La philosophie somatique de William James
De ce chapitre je retiens la pertinence de la pratique de l'introspection somatique dans le jargon de la pleine conscience on appelle ça le scan corporel mais ce n'est pas toujours évident d'en comprendre l'intérêt. Shusterman semble dire que c'est ce type de pratique en particulier qui permet d'augmenter la conscience que nous avons de notre corps et d'en augmenter le potentiel. Shusterman reproche à James de ne pas avoir transformé la théorie en pratique. James avait sans doute peur qu'une sensibilité corporelle "hyperesthétique" abaisse notre "seuil de douleur". Shusterman ne répond pas vraiment à cette objection. Il vaudrait mieux se tourner vers Jon Kabat-Zinn, il y a tout un chapitre dans Au coeur de la tourmente, la pleine conscience, sur le scan corporel qui explique que le scan corporel permet d'évacuer les douleurs en prenant conscience de l'unité de son corps et de sa non identité avec la douleur. C'est curieux mais cela semble marcher. De même il est curieux que James reconnaisse les bienfaits de l"hatha Yoga à partir d'une correspondance épistolaire sans le pratiquer lui-même d'où un certain aveuglement sur le sujet. Shusterman en profite pour ajouter :"Ma propre expérience de la formation zen au japon m'a montré... peut aussi développer la capacité de volition..." C'est donc à partir de sa propre expérience qu'il conteste l'idée de la dimension immatérielle de la volonté et à partir de la biographie de James, les principaux manques.
La philosophie du corps-esprit de John Dewey
Alors que chez James, la liberté de la volonté reposait sur un postulat, chez Dewey c'est bien "la conscience de fins rivales et de la réflexion que cette situation appelle qui est la liberté" affirmant ainsi "la réalité du choix tout en reconnaissant le caractère conditionné de ce dernier". Ce que ne dit pas Shusterman c'est que ce que l'on expérimente dans la méditation en tant que pratique introspective c'est la prise de conscience de ses conditionnements et c'est ce qui permet de s'en affranchir. On pourra toujours m'objecter que c'est ce que propose la psychanalyse. Objection à laquelle je répondrais que la psychanalyse repose sur un primat du verbe. Sans le langage, la psychanalyse est un non sens or la méditation est silencieuse. Je ne nie pas que ce qui apparait à la conscience pendant la méditation peut être de nature verbale et langagière. Je dit seulement que l'objectivation verbale est loin d'être suffisante pour être efficace. Je pense que dans la méditation il y a un primat du voir au sens de sentir. Ce "sentir" précède la pensée. On retrouve la même idée chez Levinas dans la dichotomie Dire/dit. Je ne vois pas la différence entre le "Dire" Levinassien et le "tréfonds de la non-pensée" que l'on trouve chez Dogen.
Ce qui incita Dewey à prêter une attention particulière aux conditionnements qui relève davantage du corps silencieux que du langage c'est sa rencontre avec F. M. Alexander. Il serait trop fastidieux d'expliquer en quoi consiste la méthode Alexander disons qu'il s'agit d'une méthode visant à corriger nos mauvaises habitudes corporelles. Je retiens de la méthode Alexander le rôle important que joue l'inhibition dans la prise de nouvelles et bonnes habitudes et l'attention portée aux moyens en vue d'atteindre une fin. Shusterman souligne les dérives possibles d'une pensée uniquement attaché au perfectionnisme corporel ethno et égo-centré ("la marque d'un individualisme étroit et orgueilleux") d'Alexander au profit d'un pluralisme méthodologique dépendant d'une interaction avec les autres.
Conclusion
"Cette vision du corps symbiotique devrait susciter une plus grande reconnaissance de ces autres (humains et non-humains)" Voilà donc un livre qui ne déplairait pas à Mathieu Ricard. Hihihi
J'ai pour ma part découvert la pensée de Richard Shusterman en 1995 à l'Université de Provence alors que je suivais les cours de Jean-Pierre Cometti. C'est curieux de voir une convergence s’effectuer en une vingtaine d'années entre des univers qui me semblaient inconciliables il y a vingt ans, entre la philosophie analytique (Wittgenstein), le pragmatisme (James , Dewey), la philosophie continentale (Foucault, De Beauvoir), la philosophie d'origine juive (il cite une maxime hébraïque) et la philosophie bouddhiste (il cite Bouddha) et le bouddhisme Zen (il cite Dogen). Il est donc bien agréable de voir qu'il est possible de concilier ces différents courants de pensée et d'en tirer partie. Mais il faut également oublier le lettre pour s'en tenir à l'esprit, comme le dit très bien Dogen :
"Vous devez abandonner une pratique fondée sur la compréhension intellectuelle courant après les mots et vous en tenant à la lettre. Vous devez apprendre le demi-tour qui dirige votre lumière vers l’intérieur pour illuminer votre vraie nature. Le corps et l’esprit d’eux-mêmes s’effaceront, et votre visage originel apparaîtra."
Y a qu'à...
Philosophie contemporaine, éthique et pragmatisme, zen, aux Éditions de L’Éclat, Paris, 2007.
Si j'ai choisi ce livre c'est précisément parce que ce qui m'intéresse dans la tenue de ce blog c'est la dimension soma-esthétique de la musique. Soma désigne le corps en tant que corps sentant et agissant ce que l'on comprend très bien dans l'expression "somatiser". L'idée maitresse de Richard Shusterman c'est d'essayer de penser et de pratiquer une somatisation positive. Avoir une meilleure conscience de notre corps devrait nous aider à mieux vivre : "augmenter nos connaissances, améliorer notre agir et intensifier nos plaisirs."Pourquoi esthétique? simplement parce le moyen d'action pour vivre mieux passe par une attention accrue à notre sensibilité c'est à dire aux cinq sens. Pourquoi et comment ? c'est tout l'enjeu du texte qui passe par une discussion avec six auteurs qui se sont intéressés à la question du corps en tant que corps pensant : Michel Foucault, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Wittgenstein, William James et John Dewey.
Je ne vais pas faire un compte rendu détaillé ni une dissertation seulement dégager les idées que je retiens pour moi même.
Soma-esthétique et souci de soi
Je retiens du premier chapitre sur Foucault qu'il peut être intéressant d'étudier "comment le corps est modelé par le pouvoir et employé comme un instrument servant à le maintenir, ou comment les normes culturelles touchant à la santé, à la beauté, aux compétences et même à nos catégories de sexe et de genre sont construites de façon à refléter et à maintenir les forces sociales existantes". Pour Shusterman, il peut être encore plus intéressant d'agir en proposant de nouvelles normes et des méthodes d'amélioration somatique dans une logique critique et comparative. Il n'est pas question de rejeter le body-building au profit de l'Hatha Yoga sans en passer par une critique des mérites comparés. On trouvera également une critique qui ne manque pas de piquant par Shusterman du sadomasochisme défendu par Foucault dans cette même logique comparative au profit d'érotiques "tout aussi créatives" avec "des méthodes plus douces" pour des plaisirs aussi intenses. "La musique que l'on goûte avec le plus d'intensité n'est pas celle que l'on écoute au plus fort volume sonore. Un doux frôlement peut produire un plaisir plus puissant qu'une caresse brutale." N'ayant jamais testé les caresses brutales, je ne saurais dire si Shusterman à raison... Il ne prétend pas avoir testé lui-même mais il trouve chez Foucault de quoi affirmer qu'une hyperstimulation des sens répétée conduit inévitablement à l'anhédonie. En ce qui concerne la musique j'en tendance à penser que pour éviter l'anhédonie il peut être judicieux de varier les plaisirs aussi dans leur intensité. Mais je retiens l'idée qu'il vaut mieux augmenter sa sensibilité que la stimulation.
Silence du corps
Je ne retiens pas grand chose du chapitre sur Merleau-Ponty si ce n'est une attention particulière au caractère muet de la pensée propre au corps. J'ai souvent l'impression que pendant Zazen c'est l'attention muette et permanente portée au corps, à la respiration mais aussi à la posture qui permet de calmer les pensées et d'y voir plus clair ensuite sans que cela passe ni par un flux de pensées ni par un discours. Le propos de Shusterman est ici au contraire de dire qu'il est possible d'étendre nos pouvoirs corporels au moyen de la réflexion et du contrôle conscient explicite. Je dois ajouter ici que Shusterman est également un praticien de la méthode Feldenkrais et que tout son travail en tant que praticien consiste à corriger des mauvaises postures implicites acquises par de mauvaises habitudes. Il lui faut expliquer patiemment et verbalement à son patient ce qui ne va pas tout en le manipulant. Dans un temple Zen, lorsque quelqu'un n'a pas la bonne posture ou ne fait pas ce qu'il faut dans les rituels par exemple, ceux qui savent montrent aux autres en silence. La verbalisation explicite n'est pas, à mon avis, toujours indispensable.
Genre et vieillissement chez Simone de Beauvoir
Je me sens assez peu concerné par les questions portant sur le genre même si c'est effectivement un sujet intéressant dans nos sociétés. Étant désormais trop vieux pour mourir jeune, je me sens davantage concerné par la question du vieillissement. Même si cela peut sembler d'une affligeante banalité je retiens l'idée qu'il existe un grand nombre de moyens pour ralentir les effets néfastes du vieillissement et qu'il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour s'en préoccuper. Toute la difficulté c'est d'articuler action collective et action individuelle, attention portée à l'instant présent et au potentiel long-terme d'une existence. Il me suffit de comparer l'absence de joie sur les visages des personnes âgées dans les maisons de retraite de luxe avec l'épanouissement lumineux de celles qui résident dans le centre-intergénérationnel au confort spartiate dans lequel j'ai passé une semaine cet été et où j'espère bien finir mes jours... Être un homme ou une femme et mal vieillir serait loin d'être une fatalité.
Le soma-esthétique de Wittgenstein
Le chapitre sur Wittgenstein rejoint mes préoccupations sur le caractère indicible de l'expérience esthétique. "La musique tire son indicible profondeur de signification, son grand et mystérieux pouvoir du rôle silencieux du corps, sol créatif et arrière plan intensifiant". Shusterman pense alors le corps sur le modèle de l'instrument de musique "cet instrument des instruments" que nous devrions apprendre à connaitre et à utiliser. Il tire, à partir des réflexions de Wittgenstein sur l'antisémitisme, des conséquences sur le plan éthique. L'antisémitisme et l'homophobie serait la résultante de sentiments corporels viscéraux lié à un mauvais apprentissage du corps. Cet apprentissage du corps serait lui même lié à l'Histoire notamment celui des religions qui sont dans une logique de pureté du corps. Contre cette logique de pureté viscérale, Shusterman propose de prendre somatiquement conscience que notre constitution corporelle "est un mélange impur"
La philosophie somatique de William James
De ce chapitre je retiens la pertinence de la pratique de l'introspection somatique dans le jargon de la pleine conscience on appelle ça le scan corporel mais ce n'est pas toujours évident d'en comprendre l'intérêt. Shusterman semble dire que c'est ce type de pratique en particulier qui permet d'augmenter la conscience que nous avons de notre corps et d'en augmenter le potentiel. Shusterman reproche à James de ne pas avoir transformé la théorie en pratique. James avait sans doute peur qu'une sensibilité corporelle "hyperesthétique" abaisse notre "seuil de douleur". Shusterman ne répond pas vraiment à cette objection. Il vaudrait mieux se tourner vers Jon Kabat-Zinn, il y a tout un chapitre dans Au coeur de la tourmente, la pleine conscience, sur le scan corporel qui explique que le scan corporel permet d'évacuer les douleurs en prenant conscience de l'unité de son corps et de sa non identité avec la douleur. C'est curieux mais cela semble marcher. De même il est curieux que James reconnaisse les bienfaits de l"hatha Yoga à partir d'une correspondance épistolaire sans le pratiquer lui-même d'où un certain aveuglement sur le sujet. Shusterman en profite pour ajouter :"Ma propre expérience de la formation zen au japon m'a montré... peut aussi développer la capacité de volition..." C'est donc à partir de sa propre expérience qu'il conteste l'idée de la dimension immatérielle de la volonté et à partir de la biographie de James, les principaux manques.
La philosophie du corps-esprit de John Dewey
Alors que chez James, la liberté de la volonté reposait sur un postulat, chez Dewey c'est bien "la conscience de fins rivales et de la réflexion que cette situation appelle qui est la liberté" affirmant ainsi "la réalité du choix tout en reconnaissant le caractère conditionné de ce dernier". Ce que ne dit pas Shusterman c'est que ce que l'on expérimente dans la méditation en tant que pratique introspective c'est la prise de conscience de ses conditionnements et c'est ce qui permet de s'en affranchir. On pourra toujours m'objecter que c'est ce que propose la psychanalyse. Objection à laquelle je répondrais que la psychanalyse repose sur un primat du verbe. Sans le langage, la psychanalyse est un non sens or la méditation est silencieuse. Je ne nie pas que ce qui apparait à la conscience pendant la méditation peut être de nature verbale et langagière. Je dit seulement que l'objectivation verbale est loin d'être suffisante pour être efficace. Je pense que dans la méditation il y a un primat du voir au sens de sentir. Ce "sentir" précède la pensée. On retrouve la même idée chez Levinas dans la dichotomie Dire/dit. Je ne vois pas la différence entre le "Dire" Levinassien et le "tréfonds de la non-pensée" que l'on trouve chez Dogen.
Ce qui incita Dewey à prêter une attention particulière aux conditionnements qui relève davantage du corps silencieux que du langage c'est sa rencontre avec F. M. Alexander. Il serait trop fastidieux d'expliquer en quoi consiste la méthode Alexander disons qu'il s'agit d'une méthode visant à corriger nos mauvaises habitudes corporelles. Je retiens de la méthode Alexander le rôle important que joue l'inhibition dans la prise de nouvelles et bonnes habitudes et l'attention portée aux moyens en vue d'atteindre une fin. Shusterman souligne les dérives possibles d'une pensée uniquement attaché au perfectionnisme corporel ethno et égo-centré ("la marque d'un individualisme étroit et orgueilleux") d'Alexander au profit d'un pluralisme méthodologique dépendant d'une interaction avec les autres.
Conclusion
"Cette vision du corps symbiotique devrait susciter une plus grande reconnaissance de ces autres (humains et non-humains)" Voilà donc un livre qui ne déplairait pas à Mathieu Ricard. Hihihi
J'ai pour ma part découvert la pensée de Richard Shusterman en 1995 à l'Université de Provence alors que je suivais les cours de Jean-Pierre Cometti. C'est curieux de voir une convergence s’effectuer en une vingtaine d'années entre des univers qui me semblaient inconciliables il y a vingt ans, entre la philosophie analytique (Wittgenstein), le pragmatisme (James , Dewey), la philosophie continentale (Foucault, De Beauvoir), la philosophie d'origine juive (il cite une maxime hébraïque) et la philosophie bouddhiste (il cite Bouddha) et le bouddhisme Zen (il cite Dogen). Il est donc bien agréable de voir qu'il est possible de concilier ces différents courants de pensée et d'en tirer partie. Mais il faut également oublier le lettre pour s'en tenir à l'esprit, comme le dit très bien Dogen :
"Vous devez abandonner une pratique fondée sur la compréhension intellectuelle courant après les mots et vous en tenant à la lettre. Vous devez apprendre le demi-tour qui dirige votre lumière vers l’intérieur pour illuminer votre vraie nature. Le corps et l’esprit d’eux-mêmes s’effaceront, et votre visage originel apparaîtra."
Y a qu'à...
Philosophie contemporaine, éthique et pragmatisme, zen, aux Éditions de L’Éclat, Paris, 2007.
jeudi 6 février 2014
Calvin et Hobbes
Je crois que mon fils vient d’attraper la calvinhobbsie alors que le dessinateur américain Bill Watterson, père de Calvin et Hobbes, remporte ce dimanche le Grand Prix du 41ème festival d'Angoulême. Peut-être est-ce dû à une collision fortuite de deux planètes à l'autre bout de la galaxie, un cataclysme, heureusement pas de blessé.
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